La responsabilité sociale
Veiller à la qualité de vie au travail ou encore à une juste rémunération, tels sont les principaux objectifs de la responsabilité de l’entreprise au niveau des relations sociales.
Les géants du numérique n’échappent pas à cette problématique. Que l’on songe par exemple aux dégâts d’une culture d’entreprise hyper concurrentielle et sexiste chez Uber, qui a poussé de nombreux salariés à la démission ou encore à porter plainte pour harcèlement sexuel. Ce sujet a également ébranlé Google fin 2018. En effet, un mouvement social international porté par des salariés et cadres de la firme de Mountain View dénonçait précisément l’inégale rémunération des hommes et des femmes, ou encore des cas de harcèlement sexuels, arbitrés en interne et non devant les tribunaux publics.
Que peut faire l’entreprise face à cette souffrance au travail ?
Le plus important consiste à ouvrir des espaces de dialogue entre les salariés, leurs représentants syndicaux et la direction ; mais aussi, entre managers et collaborateurs. Réduire la souffrance au travail et améliorer la qualité de vie implique nécessairement une évaluation précise des conditions de travail pour identifier les meilleurs leviers à actionner. En France, l’Institut national de recherche et de sécurité (INRS), une agence publique, propose de nombreuses ressources pour accompagner les entreprises et leurs salariés, quel que soit leur niveau de responsabilité, à prévenir les risques au travail, tant sur le plan physiologique (les troubles musculosquelettiques) que sur le plan psychologique (les risques psychosociaux).
La RSE peut également viser à favoriser la diversité au sein de l’entreprise en luttant contre les discriminations. Voici quelques exemples identifiés dans le secteur des technologies numériques :
Orange a inscrit la lutte contre les discriminations LGBT+ à l’intérieur de sa démarche de responsabilité sociétale. Ce qui se traduit par la mise en place d’une charte de bonne conduite, ou encore l’appui apporté à une association de salariés dédiée à cette cause ;
Alcatel a dédié une partie de sa RSE à la féminisation de son encadrement via, par exemple, la création d’espaces d’échange dédiés à ce sujet, ou encore par le recours au mentorat. Le but est ici de casser le « plafond de verre », c’est-à-dire le sentiment d’illégitimité qu’éprouvent certaines femmes, faute de modèles promus, à briguer des postes à responsabilité.
IBM met en place des actions de sensibilisation aux filières scientifiques et technologiques à destination des filles. Cette démarche vise à féminiser les effectifs de l’entreprise et, plus globalement, à rendre plus accessibles aux jeunes femmes les formations scientifiques et technologiques. La firme américaine invite ainsi des salariées à partager leur expérience au sein des classes d’enseignement secondaire. IBM met également à disposition des élèves intéressées un programme de mentorat dédié.
La responsabilité économique
En tant que rouage d’un système économique, l’entreprise dispose de responsabilités à l’endroit de ses consommateurs, de ses clients et de ses fournisseurs. Mais aussi, plus globalement, vis-à-vis des métamorphoses de l’économie elle-même. D’ailleurs, l’automatisation a très tôt cristallisé cette question autour de la problématique de la substitution du travail des salariés par des machines, dont l’informatique dans la deuxième moitié du 20e siècle.
Plus récemment, le néologisme « ubérisation » exprime cette idée. Le modèle économique de l’entreprise de VTC Uber a profondément changé les modalités d’organisation du travail et de rémunération de ce secteur, en substituant au lien salarial un lien contractuel entre la plateforme et des prestataires exerçant désormais à titre d’autoentrepreneurs. Le cas d’Airbnb est également emblématique de modèles économiques ayant profondément rebattu les cartes d’un secteur économique (l’hôtellerie) et perturbé les équilibres économiques adjacents (le marché locatif des grandes villes, le tourisme de masse).
Que peut faire l’entreprise en matière de responsabilité économique de sa production ? Par exemple, travailler à exprimer et faire reconnaître sa raison d’être. Pour une entreprise, cela signifie qu’elle se donne d’autres objectifs que celui, unique, prévu par la loi, à savoir la création de profit. Il s’agit donc ici de renverser la relation entre fins et moyens. Le profit n’est plus une fin en lui-même, mais un moyen pour atteindre un objectif social, écologique, économique plus grand et collectivement utile. Nous creuserons ce sujet à la fin de ce chapitre.
Pour l’instant, nous pouvons citer l’exemple de l’entreprise de services numériques Atos. Selon le site Novethic, celle-ci a décidé de « modifier ses statuts pour y inscrire la mission qu’elle se donne, qui dépassera la simple génération de profits pour les actionnaires. Le paragraphe qui sera ajouté dans les statuts déclare :
"Notre mission est de contribuer à façonner l’espace informationnel. Avec nos compétences et nos services, nous supportons le développement de la connaissance, de l’éducation et de la recherche dans une approche pluriculturelle et contribuons au développement de l’excellence scientifique et technologique. Partout dans le monde, nous permettons à nos clients et à nos collaborateurs, et plus généralement au plus grand nombre, de vivre, travailler et progresser durablement et en toute confiance dans l’espace informationnel." ».
La responsabilité écologique
L’économie numérique n’est pas immatérielle, loin s’en faut. Savez-vous que l’envoi d’un mail représente une consommation électrique équivalente à une ampoule allumée en continu pendant une année ?
De plus en plus d’études alertent notamment sur les impacts écologiques des produits numériques, des services aux terminaux en passant par les fermes de serveurs ou encore l’extraction des terres rares indispensables à la fabrication des puces et autres composants informatiques.
« Le numérique émet aujourd'hui 4 % des gaz à effet de serre du monde, soit davantage que le transport aérien civil, et il devrait doubler d'ici 2025 pour atteindre 8 % du total, soit la part actuelle occupée par l'usage de la voiture, selon The Shift Project, le think tank français sur la transition carbone » nous apprend France Info.
Autre statistique édifiante avancée par cette ONG : la consommation annuelle de vidéos en ligne émet autant de CO2 que l’Espagne. De fait, selon le Livre blanc numérique et environnement, au niveau mondial, les data centers sont responsables de 2 % des émissions de gaz à effet de serre, un volume équivalent à celui du transport aérien. On y apprend également que seulement 16 % des téléphones portables sont aujourd’hui collectés pour être recyclés. Des progrès restent à faire.
En matière d’ingénierie, des pistes de solutions consistent à réduire le poids des programmes, à privilégier des langages de programmation sobres ou encore à ralentir la course au suréquipement en entreprise. S’il fallait retenir un exemple de RSE emblématique de cette ambition d’associer numérique et réduction de ses impacts écologiques, citons l’exemple du Fairphone, le premier smartphone écoresponsable.
Ce téléphone néerlandais est conçu selon le principe de la modularité. Ainsi, le consommateur peut changer et réparer lui-même chaque pièce, indépendamment les unes des autres. Ce choix vise directement à lutter contre l’obsolescence programmée et à allonger le plus possible la durée de vie du produit.
Du côté des conditions de production, l’entreprise garanti la traçabilité des minerais rares utilisés pour les composants (comme l’or ou le cobalt, par exemple), ainsi qu’une meilleure rémunération des ouvriers de ses sous-traitants. Enfin, le smartphone est livré avec le moins d’accessoires possible : le fabricant parie que ses clients disposent déjà d’un casque et d’un chargeur. Enfin, Fairphone soigne aussi la filière aval de la production, en choisissant un recyclage sous contrôle au Ghana. Quand l’éthique vient stimuler l’ingéniosité des entrepreneurs et des ingénieurs !
La RSE en débats
La RSE soulève de nombreuses questions théoriques et pratiques. À ce titre, elle fait l’objet de nombreux débats qui pointent ses portées et ses limites. La RSE est un mode de régulation de l’activité économique.
C’est pourquoi les débats qui l’animent recoupent ceux portant, plus généralement, sur le degré d’interventionnisme de l’État dans l’activité économique (opposant orthodoxie et hétérodoxie économique), mais aussi la remise en question du mode d’accumulation capitaliste et/ou productiviste. Nous examinerons ici les principales critiques adressées à la RSE.
Critique néolibérale
Du côté de l’orthodoxie économique, l’économiste Milton Friedman s’est rendu célèbre pour sa critique féroce de la RSE. Friedman est le chef de file d’un courant des sciences économiques appelé le monétarisme. Partisan d’une intervention minimale de l’État dans l’économie, il récuse assez logiquement l’opportunité de la mise en place de la RSE. Son argumentation porte fondamentalement sur la définition de l’entreprise.
Au fond, qu’est-ce qu’une entreprise ? Quelle est sa finalité ? Et comment s’insère-t-elle dans une société ?
Pour Friedman, la RSE change en profondeur le « code source » de l’entreprise. Il rappelle qu’au sens juridique, la première responsabilité de l’entreprise est économique et financière : elle doit allouer ses ressources au mieux, afin de faire croître l’activité et rémunérer ses propriétaires qui y ont investi leurs ressources. La RSE, au contraire, en élargissant la finalité de l’entreprise (prendre en compte ses parties prenantes et créer de la valeur pour elles), démultiplie ses responsabilités et prend le risque de n’en assumer aucune.
Selon Friedman, la RSE revient à demander aux entreprise d’endosser une responsabilité proprement sociale ou sociétale (lutter contre les pollutions, etc.) qui devrait plutôt être prise en charge par l’État. L’entreprise poursuit un but privé (la croissance des bénéfices pour ses propriétaires), quand l’État poursuit un but collectif.
Ce type de critique d’une forme d’angélisme, d’irénisme ou d’irresponsabilité de la RSE, est reprise par Michael Porter. Celui-ci rappelle les origines religieuses de la RSE et critique la rationalité morale qu’elle cherche à diffuser dans la conduite des affaires, tandis que selon lui une rationalité instrumentale serait suffisante. Quitte à en corriger les effets négatifs à posteriori. Dans un contexte de guerre froide, la RSE est perçue comme la base avancée/redoutée du communisme (source : Sophie Swaton, "La responsabilité sociale des entreprises : un sursaut éthique pour combler un vide juridique ?", Revue de philosophie économique, 2015, n°2, Vol. 15).
Critique régulationiste
D’autres critiques de la RSE s’appuient sur un argument proche de celui de Friedman, mais pour aboutir à des conclusions assez éloignées. Elles soulignent pareillement la confusion théorique qu’introduit la RSE entre intérêt privé (censément poursuivi par l’activité économique) et intérêt général (pris en charge par l’État).
Ces critiques voient dans la RSE le signe de l’essor d’une nouvelle catégorie juridique, la « soft law » ou « droit mou ». On parle également de « privatisation du droit » ou d’« autoréglementation » (source : Sylvaine Laulom, "Effectuation du droit" in Nicolas Postel et Richard Sobel, Dictionnaire critique de la RSE, Villeneuve d'Ascq, Presses du Septentrion, 2013. Disponible ici). En effet, mis à part les grandes entreprises, la RSE reste discrétionnaire. Ce qui conduit au caractère assez variable des formes d’engagement et du degré de contrainte de la RSE, puisque chaque entreprise choisit, adapte la règle à sa réalité et devient, finalement, juge et partie de ses engagements.
D’où le développement d’un marché du conseil en RSE et d’organismes de certification afin de trouver un opérateur extérieur de vérification et de légitimation des engagements de RSE, faute d’être incarnée par le législateur. Le juriste Alain Supiot parle à ce titre de « self service juridique ». Tandis que la loi repose sur un principe d’universalité, la RSE, au contraire, repose sur un fonctionnement d’adaptation particulière.
Les auteurs qui critiquent la prolifération des mesures de soft law appellent souvent de leur vœux une régulation plus contraignante pour toutes les entreprises, ce qui nécessite donc de faire évoluer la loi. Une évolution que le cadre de la mondialisation économique et les multiples traités internationaux qui relient les États et les organisations internationales rendent particulièrement complexe.
Critiques hétérodoxes
Pour terminer, évoquons les critiques radicales hétérodoxes de la RSE. Du côté de la théorie critique et du marxisme, la RSE est récusée comme un des nombreux avatars du « nouvel esprit du capitalisme » (source : Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999). Loin de traiter à la racine les maux sociaux et écologiques, à savoir le mode de production capitaliste, la RSE fonctionnerait comme un adjuvant utilisé pour atténuer la violence des rapports de classe et de l’exploitation économique dans l’entreprise.
Les engagements moraux, de surface, ne changeraient rien au moteur intrinsèque du mode d’accumulation capitaliste : l’exploitation. Une autre critique radicale provient du camp de l’écologie politique, notamment de la décroissance. Ces critiques dénoncent également le caractère insuffisant de la RSE, comme un pis-aller. Pour qualifier des engagements insuffisants, voire inconséquents, ces critiques soulignent les nombreux cas de "greenwashing" ou encore de "socialwashing".
Ces expressions soulignent que certaines démarches de RSE restent assez superficielles et ne remettent pas profondément en cause le fonctionnement de l'entreprise et du système économique en général. De plus, confier aux entreprises le soin de prendre en charge des problèmes sociaux, serait un non-sens théorique dans la mesure où la gouvernance d’entreprise standard suppose la croissance ininterrompue du chiffre d’affaires et, donc, celle du PIB (PIB = somme des VA).
Dans l’optique d’un développement véritablement durable, au sens d’une économie des ressources naturelles, la seule option valable serait la réforme profonde des modes de production et une baisse drastique de celle-ci (cf. GIEC) (source : Jean-Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil, L'Événement Anthropocène, Paris, Seuil, 2016). Une véritable décroissance de la production, comme le soutien l’économiste Nicholas Georgescu-Roegen (source : Nicholas Georgescu-Roegen, La Décroissance, Entropie, Écologie, Économie, Sang de la Terre, 2006 ; Annie Vallée, Économie de l’environnement, Paris, Seuil, 2006).
Dans le chapitre suivant, nous verrons trois exemples de modifications sensibles de la RSE.