« Si nous fabriquons le numérique, il nous fabrique aussi », selon Dominique Cardon (source : Dominique Cardon, Culture numérique, Paris, Presses de Sciences Po, 2019). Vivre à l’ère du numérique soulève un certain nombre de questions de société : Habitons-nous le monde numérique de la même manière que le monde réel ? Les mutations qu’il entraîne renouvellent-elles nos relations sociales ? Existe-t-il des effets du numérique sur notre contrat social ? (Sources : Michel Serres, Retour au contrat naturel, Paris, Éditions de la Bibliothèque nationale de France, 2000 ; Petite Poucette, Paris, Le Pommier, 2012.)
Le domaine du numérique désigne le tissu de communications engendré par les sciences et les techniques de l’information et de la communication (ordinateurs, réseau, logiciels, capteurs, services). En développement depuis la seconde moitié du XXe siècle, la dimension globale du numérique s’élabore dans un espace-temps, illustrant à nouveaux frais le rapport complexe entre progrès de la technologie et progrès de l’humanité.
Technique et société : des relations complexes
Prenons comme exemple une illustration concrète du numérique dans notre quotidien : le smartphone.
Cet objet technique, qui se trouve dans notre poche, jamais très loin de nous physiquement, contient agenda de travail, photos de famille, conversations amicales et autres parties de soi comme la musique ou autres mises en relation avec le monde, lorsque son réveil retentit le matin, lorsqu’il permet d’accéder à son compte bancaire, etc. Objet matériel, individuel et relationnel – plus d’une personne sur deux est équipée d’un tel téléphone en France – le smartphone comprend aussi des dimensions anthropologique et philosophique en ce sens qu’il agit sur les définitions des catégories fondamentales telles que le sujet, les objets, la connaissance, l’action. Le smartphone médiatise le rapport à soi-même si l'on estime que la publication de selfie sur les réseaux sociaux est en mesure d'approfondir sa propre identité.
En tant qu'objet, il peut prendre, dans une certaine mesure, le statut d'être animé lors des interactions avec un assistant intelligent. Il modifie le rapport à la connaissance puisqu'il fournit en un lancement d'application des renseignements autant encyclopédiques que pratiques. Dans ce sens, il transforme l'action, lors d'un déplacement par exemple grâce à l'autonomie qu'offre un GPS. Et nous ne décrivons pas toutes les possibilités du smartphone ; il y a des chances que votre usage d'un tel dispositif vous éclaire en la matière si vous prêtez attention à votre rapport à l'objet.
De façon plus générale, ce cours s’attache à présenter les relations dynamiques du numérique aux différentes sphères politique, sociale, économique, environnementale, culturelle et cognitive (source : Dominique Cardon, Culture numérique, Paris, Presses de Sciences Po, 2019). Dans la perspective pluridisciplinaire des sciences humaines et sociales (histoire, sociologie, science politique, philosophie), il s’agit de saisir le numérique comme phénomène à la fois technique et socio-historique, et de réfléchir aux implications éthiques du numérique sur la société.
Les « enchevêtrements complexes » du numérique ont des effets à différentes échelles, microscopique comme macroscopique ; par exemple, le cas de la cybersécurité (source : Nicolas Arpagian, La cybersécurité, Paris, Presses universitaires de France, 2018) concerne tant un individu, une entreprise, qu’un État. Au centre de profondes mutations, le numérique met donc en évidence des questions au croisement entre technique et politique, « aux antipodes, comme le précise Lucien Sfez, de l’idée commune d’une séparation entre les deux domaines, séparation qui conforte et la neutralité de l’un (la technique), et la noblesse et prééminence de l’autre (la politique) » (source : Lucien Sfez, Technique et idéologie : un enjeu de pouvoir, Paris, Seuil, 2002, page 11).
Trois questionnements sur le numérique
Trois problématiques inscrites dans le champ d’études « Science, technique et société » (source : Bonneuil et Joly, Sciences, techniques et société, Paris, La Découverte, 2013), dont l'objet vise l’analyse pluridisciplinaire de la codétermination entre construction des savoirs et rapports de pouvoir, traverseront les différentes parties de ce cours :
Quelles sont les relations de pouvoir au cœur du numérique ?
Les objets techniques, en fonction de la manière dont ils sont conçus et des effets qu'ils entraînent dans leurs usages, intègrent des formes de pouvoir sur les personnes et/ou sur les choses. Ils contribuent à façonner la manière dont on gouverne le monde.
Dans quelle mesure le numérique transforme l’individu et induit certains rapports au sein des groupes ?
Du fait des environnements connectés, on constate chez les individus une augmentation des capacités d’expression – fréquence et espaces des échanges via Internet par exemple – et d’action – se déplacer aisément à l’aide de la géolocalisation.
Autre phénomène, grâce aux réseaux sociaux, les sentiments d’appartenance collective ont évolué sous l’effet de la coalition des centres d’intérêts ou de mobilisation, comme l’illustre le développement du mouvement des gilets jaunes en France en 2018-2019. S’il y a une circulation facilitée, inversement, la formation des opinions individuelles et collectives peut être soumise à des logiques de manipulation de l’information.
À quels imaginaires, à quelles conceptions du monde renvoie le numérique ?
En termes de projection et d’élaboration de futurs – ou de futurs souhaitables – le numérique développe un imaginaire puissant, qui le fait naître autant qu’il l’accompagne (source : Pierre Musso, Critique des réseaux, Paris, PUF, 2014). Internet constitue un exemple majeur des projections utopiques sur la technique (source : Patrice Flichy, « La place de l’imaginaire dans l’action technique. Le cas de l’internet », Réseaux, 2001/5, n°109, pp.52-73). On assiste même à une mise en récit de l’imaginaire technologique, en témoignent les représentations des « smart cities » (source : Michel Lussault, « La Smart City, nouvel imaginaire urbain », Textes et documents pour la classe, N°1115, Canopée, 2018. Consultable en ligne ici).
Un besoin d’éthique pour penser le numérique
Au sein de la recherche sur le numérique – dans les domaines de l’intelligence artificielle, des réseaux de neurones, de la robotique, des télécommunications, etc. – comme de l’industrie dite 4.0, les enjeux éthiques n’ont de cesse de questionner les horizons qui se dessinent.
Le numérique se déploie dans des relations complexes entre technique et société, lesquelles exigent un besoin de penser ses implications éthiques. Dans le chapitre suivant, nous développerons les conditions d'engagement de la responsabilité dans la mesure où les conséquences du numérique engagent précisément cette notion au cœur de l'action éthique.
Sources complémentaires
Dominique Boullier, Sociologie du numérique, Paris, Armand Colin, 2014.
Dominique Cardon, Culture numérique, Paris, Presses de Sciences Po, 2019.
Pierre Mercklé, Sociologie des réseaux sociaux, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2011.