Au cours de l'année 2018, la prise de parole répétée de jeunes diplômés d’écoles d’ingénieurs, Centrale Nantes, École polytechnique, INSA Lyon et de bien d’autres écoles et universités, au sujet de l’urgence climatique, souligne un malaise grandissant vis-à-vis de la pertinence de l’action techno-économique dans ce contexte, entrainant une recherche de sens de son métier.
Ce malaise est complexe en ce qu’il traverse individuellement et collectivement, autrement dit intimement et politiquement, une génération en début de carrière. S’engager dans le monde du travail, au sein d'entreprises, pour une très grande part des ingénieurs et des techniciens du numérique, pose non seulement des questions éthiques à priori, mais également des réajustements permanents au sein de ces organisations.
Afin de situer les modes d’action responsable assumés par les professionnels dans le but de limiter la dissonance cognitive vécue sur le marché du travail, nous vous proposons une galerie non exhaustive de profils d’ingénieurs, de concepteurs et de techniciens du numérique, mettant en scène un ensemble de connaissances, de pratiques et de valeurs éthiques en action au cours de leur carrière.
Les loyaux
Se définissant par l’intégrité et l’honnêteté entre les différents membres de l’organisation, la posture de loyauté possède l’avantage non négligeable de développer des rapports de confiance nourris dans le temps, ceux-ci permettant d’aborder des problématiques éthiques de façon stable au sein de l’organisation.
Les loyaux critiques
Cette formule employée par la sociologue Cécile Van de Velde rend compte de la progression des postures d’acteurs qui jouent le jeu au sein de leur structure socioproductive, mais portent en même temps une critique du système depuis l’intérieur. Cela s’opère de manière institutionnalisée dans la mesure où la relation de travail permet et reconnaît la démarche critique ou, dans le cas contraire, de manière alternative tout en étant dans le système, en créant sa propre entreprise plus écologique, sociale, coopérative, par exemple.
Les entrepreneurs
Dans un milieu où le modèle de la start-up digitale est largement valorisé, de nombreuses initiatives relatives à la création d’entreprises du numérique aux impacts environnementaux et sociaux limités voient le jour : moteur de recherche qui finance des projets solidaires, compte mail plus écologique et sans publicité ou encore applications soucieuses de la santé humaine. Cependant, ces aventures entrepreneuriales apparaissent régulièrement en proie au mythe de l’innovation et de l’argent faciles alors qu’il s’avère que le niveau de vie de ces entrepreneurs, orientés davantage vers l’innovation incrémentale, connaît une réalité plus complexe.
Les désobéissants civiques
Cet acte de résistance, de refus de se soumettre à une règle, une loi ou plus largement à une autorité légitime, constitue un moyen pacifique de critiquer l’ordre établi. Cette résistance fut exprimée à l’origine par Henry David Thoreau (source : Henry David Thoreau, La désobéissance civile, Paris, Le Mot et le Reste, 2018 (1849). Traduction de Nicole Mallet) par son refus de payer un impôt américain destiné aux financements de l’esclavage dans le Sud du pays et de la guerre avec le Mexique. Récemment, de nombreux employés d’entreprises du numérique ont publiquement exprimé leur rejet de construire un monde technologique fondé sur des valeurs contraires à leurs principes. Le réseau social Twitter a servi de diffusion au slogan #WeWontBuildIt.
Les repentis
Toujours de façon publique, plusieurs ingénieurs ont tiré les conséquences de leurs actions, parfois avec regret devant l’impact psychologique et social de certains outils numériques. Le créateur du bouton « j’aime » sur Facebook, par exemple, ou plus largement des concepteurs prenant conscience des phénomènes d’addiction et de contrôle développés dans les comportements humains, cependant que l’enseignement de techniques de « captologie » peut figurer dans les cursus de formation des ingénieurs.
Les démissionnaires
Lorsque des projets menés par des entreprises du numérique ont des implications politiques, économiques, sociales, culturelles et environnementales, un conflit éthique peut apparaître chez les salariés chargés de mettre en œuvre des dispositifs techniques aux conséquences non neutres.
L’exemple du développement du moteur de recherche « Dragonfly » par Google pour la Chine, adapté à la censure appliquée dans le pays, a suscité des démissions en nombre ainsi que des oppositions de la part de parlementaires américains.
Les activistes
La question de la sécurité dans le numérique est centrale dans le maintien des systèmes d’information des organisations. Dans cette perspective, nous pouvons associer la figure du hacker blanc (white hat) à un expert en informatique qui réalise des tests d’intrusion afin de cerner les vulnérabilités d’un système.
Par exemple, Kevin Poulsen, informaticien, en tire une chronique journalistique sur Wired.com. L’engagement éthique du hacker blanc, par opposition au hacker noir, se situe dans l’obligation morale de divulgation de la faille dans le but de maintenir la sécurité du système (source : Kevin D. Mitnick, L’Art de la supercherie : les révélations du plus célèbre hacker de la planète, Pearson, 2003. Traduction de Daniel Garance).
Les lanceurs d’alerte
Porté par un individu ou un groupe de personnes au courant d’un danger, un risque ou un scandale tourné vers tout ou partie de la société, le lancement d’alerte dénonce la situation donnée de façon publique ou médiatique, en règle générale contre sa hiérarchie au sein de son organisation.
Grâce à ce chapitre, nous constatons qu’il existe une prise en charge individuelle et subjective de la responsabilité. Cette dernière s’incarne dans la construction de trajectoires réfléchies et vertueuses, dans la prise de décisions audacieuses, ou non dénuées de gravité, et enfin dans la quête de sens éthique recherché de plus en plus tôt durant la formation des ingénieurs et des techniciens du numérique, mais également du monde technologique en général.
En résumé de la partie 1
Lors de cette première partie, nous avons posé la relation entre numérique et société, à l'aune de ses responsabilités morales et politiques. Le cas pratique "Arachné et les mystères du deep web" met en scène un tel cadre, en vous préparant à penser votre rôle et à agir dans ce contexte. Dans la partie suivante du cours, vous examinerez plus finement le contenu de la relation entre numérique et société.
Qu'est-ce qu'une société de l'information ? Quel est l'impact d'Internet sur la démocratie ? Les algorithmes et les données sont-ils neutres ? Autant de questions sur les dispositifs numériques qui nous entourent, et que vous tenterez d'appréhender par les théories et les méthodes des sciences humaines et sociales.