L’histoire d’une architecture décentrée
Dans les années 1990, Internet était considéré comme une chance de revitalisation de la démocratie, comme l’explique Thierry Vedel qui revient sur cette idée : « en fluidifiant la circulation de l’information et en facilitant l’interaction des individus, les réseaux électroniques permettraient aux citoyens de participer plus activement à la vie de la cité et annonceraient une démocratie revitalisée : la démocratie électronique » (source : Thierry Vedel, « L’idée de démocratie électronique. Origines, visions, questions » dans Le Désenchantement démocratique, sous la direction de P. Perrineau, La tour d’Aigue, éditions de l’Aube, 2003, p. 243-266).
Une telle perspective, littéralement utopique, se fondait alors en fait sur une innovation technologique particulière, Internet. Il faut rappeler que ce que l’on désigne par le terme « internet » est d’abord un réseau des réseaux (source : plus de 90 000 en 2019, plus d'informations ici) fondé sur la technologie de la commutation de paquets où l’information se transmet via un certain nombre de protocoles qui permettent le déploiement d’applications, comme la messagerie électronique, le peer-to-peer ou encore, la plus fameuse, le World Wide Web.
En tant qu’architecture distribuée (source : Pour une description de l’invention d’Internet et ses méandres, on renverra au livre très important de J. Abbate, Inventing the Internet, MIT, 1999), Internet est pour un grand nombre de personnes une architecture qui est en elle-même éthico-politique (source : C’est le cas notamment le cas de L. Lessig dans son article intitulé : « Le code fait loi » dont on trouvera la traduction ici ; on reverra aussi à L. Lessig, L’Avenir des idées, Lyon, PUL, 2005, p. 45 sqq.) ; le principe du bout en bout (end-to-end) (source : disponible ici)
implique en effet que l’intelligence du réseau soit placée à ses bouts, ou dans ses terminaisons ; par conséquent selon D. Cardon :
« il dote chaque utilisateur du pouvoir d’innover, de rendre visibles ses innovations et de les diffuser » (source : Dominique Cardon, La Démocratie Internet. Promesses et Limites, Seuil, 2010, p. 17).
On remarquera d’ailleurs que le jugement s’est depuis fortement inversé dans l’exacte mesure où cette architecture ne tenait pas ses promesses ou se trouvait distordue ; le discours ambiant consiste désormais davantage à considérer le net comme un ennemi de la démocratie, que ce soit à travers les fausses informations, le renforcement des régulations étatiques, l’affaire Snowden ou encore le pouvoir de plus en plus inquiétant des GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft). La question qu’il faut donc nous poser est double : qu’est-ce qu’Internet fait à la démocratie et qu’est-ce que la démocratie fait d’Internet ? (source : Pour la seconde question, cf. le dossier en ligne ici).
Internet et la démocratie
Le principal effet d’Internet sur la démocratie semble lié à une transformation de l’espace public ; en effet, comme le rappelle Dominique Cardon, Internet marque le déclin des gate-keepers, c’est-à-dire de ceux qui étaient chargés de gérer, de filtrer les informations susceptibles d’accéder à la sphère publique ; ce faisant il semble renforcer la liberté d’expression et d’entreprise des individus.
D’après les spécialistes, l’effet d’Internet sur la démocratie représentative semble essentiellement limité ; certes, les partis politiques investissent les nouveaux outils numériques, mais la campagne de B. Obama en 2004 semble avoir montré que les outils numériques n’étaient pas tant mis au service d’un dialogue avec les citoyens que d’une forme de ciblage des électeurs servant à adapter ses messages et à convaincre les indécis (source : Dominique Cardon, Culture numérique, Paris, Presses de Sciences Po, 2019, p. 236 et pour ce qui suit p. 237). C’est d’ailleurs cette forme de ciblage qui était au cœur du scandale de Cambridge Analytica.
À l’inverse, l’exemple du site « Désirs d’avenir » de Ségolène Royal qui visait à la constitution participative d’un programme politique semble avoir montré, à travers son échec, qu’il est difficile de concilier le caractère instable et désordonné de la contribution numérique avec les procédures plus verticales du jeu politique. La mise en place de dispositifs numériques visant à renforcer la démocratie participative en associant ou en consultant les citoyens n’est pas toujours à la hauteur des promesses et comporte des difficultés intrinsèques, comme nous avons pu le voir récemment avec la consultation en ligne lors du mouvement des Gilets jaunes.
Les opportunités nouvelles d’expression, de satire et de critique sont aussi ambiguës car : « Internet ouvre un espace de visibilité à des publications qui n’ont pas été soumises à une vérification préalable. Des propos peuvent être accessibles (c’est-à-dire visibles) sans pour autant se voir reconnaître un caractère public » (source : Domique Cardon, La Démocratie Internet, Seuil, 2010, p. 40). Or l’espace public s’est construit comme un ensemble de contraintes incitant à se distancer des intérêts particuliers, à privilégier l’argumentation rationnelle, le contrôle de soi, etc.
En abaissant ces barrières d’entrée (blogs, réseaux sociaux, forum), il brouille la frontière entre le public et le privé et fait émerger de nouvelles formes d’expression davantage basées sur l’expérience personnelle et qui ne sont pas toujours policées. En général Internet renforce, accompagne et amplifie l’avènement de ce que l’on a pu appeler « l’individualisme connecté » (source : P. Flichy, « L’individualisme connecté entre la technique numérique et la société », Réseaux, 2004/2, n°124, p. 17-51, disponible ici), en formant alors ce que D. Cardon nomme une « démocratie Internet » ou une « société des connectés » qui signale une mutation des formes d’engagement (source : Paola Sedda, « L’Internet contestataire comme pratique d’émancipation : des médias alternatifs à la mobilisation numérique », Les Cahiers du numérique, 2015, disponible ici).
Comme nous l’avons vu en effet, il convient de ne pas sombrer dans le déterminisme technologique, aussi le web et en particulier le web 2.0 viennent-ils s’inscrire dans un mouvement historique et sociétal préalable qui voit l’affaiblissement des institutions, l’érosion de la confiance en la démocratie représentative et la réduction des engagements durables ; l’individu est essentiellement pensé comme un être autonome au sein d’un ensemble de réseaux qu’il doit entretenir, ce qui n’implique pas un désengagement du politique, mais certainement une méfiance vis-à-vis de la politique.
Puisqu’il est ici question des opportunités démocratique d’Internet, peut-être n’est-il pas inutile de rappeler pour finir qu’il existe encore des formes d’exclusion numérique importantes. En tant que réseau des réseaux matériels, Internet implique déjà un certain nombre d’interrogations éthiques relatives aux inégalités d’accès. Il faut en effet rappeler que si l’on a pu se réjouir récemment que 51 % de la population mondiale soit désormais connectée, on pourrait tout aussi bien déplorer qu’une autre moitié du monde demeure exclue.
En outre, les inégalités géographiques sont criantes puisqu’en Afrique 24 % seulement de la population utilise Internet. Souvent l’exclusion numérique vient se superposer à et renforcer une précarité déjà existante. Ces différences d’accès se doublent également d’une discrimination quant à la vitesse de connexion qui touche également notre pays, puisque 19 % des Français semblent souffrir d’un débit insuffisant et que des inégalités fortes existent entre les différents départements.
D’un point de vue éthique, il convient donc de se décentrer et de bien comprendre que, si la connexion Internet peut paraître le quotidien de certains, elle ne soit pas être évidente pour tout le monde. En outre, si l’on quitte la question de l’accès pour aborder celle de la production de contenu, on voit que le capital socioéconomique des personnes est clivant : seuls les plus dotés sont réellement contributeurs, les plus pauvres se limitant bien souvent à la consommation et au divertissement. Ici comme ailleurs, il convient donc de contester la vision d’Internet comme d’un monde virtuel et d’être attentif à la pérennité et à la reproduction des inégalités sociales au sein d’un espace qui n’est plus un ailleurs, mais qui est venu se greffer et s’entrelacer à la vie réelle.
Ajoutons pour finir puisque l’on parle actuellement d’une démocratie écologique, que l’inscription matérielle du virtuel, se mesure aussi à son impact écologique. Le numérique représente en effet 4 % des émissions carbonées, c’est-à-dire qu’il dépasse d’ores et déjà le transport civil aérien ! Les choses en la matière ne risquent pas de s’arranger si l’on tient compte du fait que son impact augmente de 8 % par an (source : F. Flipo, M. Dobré, M. Michot, La Face cachée du numérique. L’Impact environnemental des nouvelles technologies, éditions l’Échappée, 2013).
L’espace ordonné du web et le pouvoir des GAFAM
Lorsque l’on évoque les rapports d’Internet et de la démocratie, il faut désormais tenir compte du pouvoir de plus en plus étendu des GAFAM et des NATU. Il y a différentes manières d’aborder la question, mais prenons pour départ la question de « l’ordre du web ». Ce que l’on peut désigner comme un nouvel espace uniforme où tout peut s’exprimer se trouve, dans les faits, hiérarchisé par des moteurs de recherche et des algorithmes. Il en va ainsi du fameux PageRank de Google.
Si l’on en croit le brevet qui fut déposé par S. Brin et L. Page, le principe de classement implique que soit pris en compte la perspective des créateurs de contenu qui, dans leurs documents, pointent vers d’autres sites via des liens hypertextes (source : disponible ici). Ce fait de pointer vers un autre site est considéré comme un vote, mais toutes les voix ne se valent pas, celle d’un site « reconnu » aura davantage de poids que celle d’un site de moindre autorité (source : « Dans l’esprit du PageRank. Une enquête sur l’algorithme de Google », Réseaux, 2013, n°177, p. 64-95).
Il est intéressant de considérer la manière dont cet algorithme était jadis présenté par Google :
« Le principe de PageRank est simple : tout lien pointant de la page A à la page B est considéré comme un vote de la page A en faveur de la page B. Toutefois, Google ne limite pas son évaluation au nombre de « votes » (liens) reçus par la page ; il procède également à une analyse de la page qui contient le lien. Les liens présents dans des pages jugées importantes par Google ont plus de « poids », et contribuent ainsi à « élire » d'autres pages » (source : disponible ici).
On entrevoit ici immédiatement l’appel à la rhétorique des valeurs démocratiques, mais on réalise surtout que cette phrase suppose une conception très méritocratique du vote et on doute de ce que peuvent bien signifier les « pages jugées importantes par Google ». De fait un certain nombre de questions peuvent être posées ; si nous vivons bien dans une société de l’information, l’information est une denrée centrale pour se faire des opinions, acquérir des connaissances, consommer, etc. ; n’est-il pas dès lors problématique qu’une entreprise privée puisse seule décider des critères qui servent à ordonner le web ?
Une telle entreprise ne peut-elle pas être conduite à favoriser un certain nombre de services en fonction de ses propres intérêts ? Si nous savons dans les grandes lignes quel est le principe de l’algorithme, les critères pris en considération et leur pondération ne cessent d’évoluer et demeurent résolument opaques. Le problème est d’autant plus important que les parts de marchés du moteur de Google sont impressionnantes puisqu’elles atteignent 93,16 % en France (source : disponible ici) !
La fonction d’intermédiaire de l’information exercée par Google se double d’une fonction commerciale de régie publicitaire fondée sur l’exploitation et le recueil des données, aussi ne faut-il jamais oublier avec Nikos Smyrnaios que :
« comme pour tous les dispositifs sociotechniques complexes, les fondements économiques de l’Internet influent fortement sur ses usages et ses finalités » (source : Les GAFAM contre l’Internet. Une économie politique du numérique, Paris, éditions de l’INA, 2017).
En effet, c’est bien de ce modèle économique que naît la nécessité du traçage généralisé et de l’exploitation des données auquel nous sommes confrontés et qui repose sur des techniques intrusives :
« Nous observons ainsi une jonction stratégique entre d’une part, les courtiers de données disposant de gisements de big data sur les habitudes des consommateurs et, d’autre part, les acteurs oligopolistiques de l’Internet qui connaissent eux parfaitement les profils et les habitudes des centaines de millions d’internautes » (source : disponible ici).
Cela nous confronte bien évidemment à des problèmes éthiques nombreux et auxquels les internautes sont de plus en plus sensibles, à savoir l’exploitation généralisée de nos données personnelles et le caractère opaque de la marchandisation de ces données. Ce sont ces pratiques que tentent de réguler les États, en particulier l’Europe à travers la mise en place du RGPD.
On mesure donc qu’il est de plus en plus nécessaire de légiférer et que les démocraties doivent reprendre la main pour réguler l’exploitation et le traitement des données personnelles ; à cet égard la législation européenne semble être en pointe, mais l’évolution des pratiques et des techniques requièrent un ajustement constant du droit et la vigilance critique citoyenne est de mise, puisque, comme le dit l’adage bien connu : « quand c’est gratuit, c’est que vous êtes le produit » !
Les GAFAM, par leur puissance financière, sont devenus des interlocuteurs des États ; en témoigne la décision étonnante du Danemark de créer un poste « d’ambassadeur » pour dialoguer avec ces entreprises ; leur pouvoir financier leur donne des capacités de rachats inédits qui semblent de plus en plus écraser toute forme de concurrence possible, il en va ainsi de Google rachetant YouTube, de Facebook rachetant WhatsApp, et la liste est longue…
Cette puissance oligopolistique questionne la démocratie et interroge les politiques, comme on a pu le voir récemment avec la campagne de la sénatrice américaine E. Warren appelant à leur démantèlement. Le pouvoir qui s’exprime ainsi est d’autant plus problématique qu’il peut à l’occasion utiliser le lobbying et se draper derrière les « valeurs originaires d’Internet » pour satisfaire ses intérêts, notamment en matière de législation (source : disponible ici).
La neutralité d’Internet comme enjeu majeur
On retrouve toute la complexité abordée à la fin du chapitre précédent à l’arrière-plan de la controverse sur la neutralité du net. La structure « bout en bout » d’Internet a été mise en place pour des raisons de fiabilité du réseau et afin que les protocoles de communication ait lieu en périphérie du réseau ; de ce principe technique on fait alors dépendre la question de la liberté d'expression des utilisateurs d’Internet.
Derrière la controverse, on trouve des logiques techniques et économiques. La massification des usages d’Internet avait déjà requis des formes nouvelles de gestion des paquets d’information impliquant que les routeurs soient dotés de la capacité à opérer un tri ou à retarder certains paquets par exemple ; évidemment, cela pose la question de savoir si tous les sites vont être traités équitablement et si les fournisseurs d’accès ne vont pas privilégier certains clients.
Le problème est donc de savoir si nous n’allons pas créer un Internet inégalitaire, car à plusieurs vitesses. L’actualité récente nous a donné un exemple de conséquence potentielle avec la limitation par l’opérateur téléphonique Verizon du débit Internet des pompiers de Californie alors que des incendies faisaient rage. Derrière cette question se cache en fait des logiques d’acteurs assez complexes (source : disponible ici), et en particulier le combat entre les fournisseurs d’accès et les GAFAM.
Craignant l’engorgement des réseaux, les fournisseurs d’accès ont contesté ce principe en mettant en avant les coût d’investissement dans la maintenance et l’évolution du réseau ; mais il s’agissait aussi pour eux de contester le modèle économique dominant en réclamant le pouvoir de taxer les entreprises qui réalisent des profits colossaux en utilisant leur réseau (source : F. Musiani, « Neutralité de l’Internet : dépasser les scandales » disponible ici).
Il s’agit donc d’un exemple pertinent d’entrelacement entre les problèmes techniques, économiques et politiques, une complexité qui doit nous amener à mettre en avant les notions de réseau sociotechnique et controverse sociotechnique dans le chapitre 4 ; en attendant le dernier chapitre, nous vous invitons déjà à considérer la manière dont cette controverse sur la fin de la neutralité du net a été mise en forme par des élèves ingénieurs en cliquant ici.
Comme nous l'avons vu dans ce chapitre, derrière le pouvoir des plateformes se cachent des données et surtout des algorithmes ; nous vous invitons à découvrir les problèmes éthiques qu'ils posent dans le chapitre suivant.