Parmi les services proposés par Facebook, se trouve une gamme étendue d’outils permettant de se mettre en scène, d’exhiber, de valoriser et d’embellir des éléments relevant de l’intime et/ou du biographique : blogs photos, supports de rédaction de « statuts » (commentaires postés en temps réel par l’usager et s’adressant potentiellement à tous ses contacts), supports de rédaction de « stories » (publications visibles durant 24 h, et permettant à l’usager de créer l’illusion d’un événement important impliquant sa personne), etc.
Ce faisant, l’utilisation de Facebook tend à induire chez l’usager un rapport particulier à son intimité et à sa vie privée : un rapport narcissique, certes, mais surtout un goût pour la divulgation d’aspects de son intimité qui, en d’autres contextes, eussent été plus volontiers dissimulés.
Si bien que, en forçant un peu le trait, on pourrait être tenté de penser que Facebook contribue à modifier le rapport de ses usagers à la vie privée, voire pousserait ces derniers à un grand déballage impudique au gré duquel les notions de vie privée et d’intimité se trouveraient vidées de tout sens.
Le réseau social participerait même de l’avènement d’une société de l’indiscrétion et de la transparence de tous à tous – et ce, non seulement parce que les usagers s’y exhiberaient, mais en outre parce que leurs contacts se trouveraient encouragés à fouiller dans les informations qui leur sont ainsi fournies. C’est à la discussion, et surtout à la critique de ces idées, que la présente partie se consacrera.
Facebook : un service qui incite ses usagers à l’indiscrétion ?
Une brève consultation de quelques profils pris au hasard parmi nos « amis » Facebook nous convaincra aisément que nous partageons sur ce site des informations qui, en des circonstances comparables, nous apparaîtraient incongrues ou impudiques : inviterions-nous nos amis, parents, collègues de bureau, connaissances vagues, voire des quasi-inconnus, à contempler dans notre salon des photographies nous représentant à la plage, en soirée très arrosée ou fête d’anniversaire de nos enfants ?
Imposerions-nous le silence aux convives d’un repas pour monologuer sur notre personne, notre vie ou nos opinions politiques, comme nous le faisons sur notre profil ? Il y a, à ces comportements quelque peu étonnants que nous avons volontiers sur les réseaux sociaux, des raisons d’au moins deux ordres, que nous allons tenter d’expliciter brièvement :
les premières tiennent à la nature même de l’interface ;
les autres aux usages qui se sont imposés parmi les publics de Facebook.
Pour ce qui est du premier ordre de raisons, on peut remarquer que l’interface de Facebook est en vérité conçue pour nous pousser à la mise en avant de notre intimité. Ainsi, la création du profil est centrée sur notre personne (choix d’une photo de profil, d’une photo de couverture censée dire quelque chose de nos goûts et préférences, renseignement d’une fiche qui nous invite à parler de nous, etc.), et ce faisant vient solliciter cette passion, irrésistible et inépuisable chez l’humain moyen, appelée couramment amour-propre, amour de soi ou narcissisme.
D’autre part, le système des « likes », des commentaires et des notifications, lesquelles peuvent de surcroît nous être signalées hors interface (par mails, pop-up, etc.), est pensé pour produire une addiction chez l’usager : le constat de ce que notre réseau a réagi à nos publications produit un sentiment de gratification et de rétribution narcissiques, auquel nous risquons fort de prendre goût ; ce qui nous poussera à alimenter notre compte de façon soutenue.
Enfin, l’interaction sur Facebook, par définition, ne se produit pas en face-à-face, ce qui a sur l’usager un effet désinhibant : parce que je ne vois ni n’entends les personnes auxquelles je m’adresse, et parce que je ne perçois pas physiquement les réactions de ces dernières à mes activités, je perds un certain nombre d’inhibitions apprises par éducation et/ou socialisation et qui, parce qu’elles ont été apprises en interactions face à face, se trouvent justement liées par conditionnement aux interactions de face-à-face.
En d’autres termes, le dispositif Facebook nous semble conçu pour produire, chez l’usager, une forme de régression narcissique, dont il n’est pas rare de constater les effets sur nos fils d’actualité.
Pour ce qui concerne le second ordre de raisons, on se contentera de dire ce qui suit : Facebook, pas moins que tout phénomène de comportement collectif, est structuré par des usages qui, devenus majoritaires parmi les agents, et s’étant érigés au rang de faits sociaux, s’imposent aux agents individuels (par imitation de ce que fait un nombre significatif d’alter egos).
Or, l’usage, pour des raisons qu’il serait difficile de dénombrer, s’est imposé parmi les usagers de Facebook de dire et montrer ces choses qui peuvent apparaître indiscrètes – et cette tendance collective s’impose de manière fort compréhensible aux usagers.
Facebook n’est pas le lieu où les usagers se dévoileraient en toute transparence aux yeux du public
Cela étant posé, il apparaît néanmoins utile de rappeler que ce que nous montrons sur Facebook, nous ne le montrons pas exactement à tous : les règles de restriction d’accès, si on sait les configurer, font que ce qui est publié sur un profil, l’est en fait sur un forum restreint.
Notre page de profil, sous cet aspect, n’est pas comparable à un forum public ; elle s’apparenterait plutôt, pour poursuivre dans la comparaison, à un salon privé, auquel ne seraient conviées que certaines personnes choisies. Cette remarque faite, on en relèvera néanmoins la relative faiblesse : l’argument présuppose chez l’usager une totale maîtrise des règles d’accès à son profil – ce qui est un présupposé pour le moins audacieux.
Car tous les publics ne sont pas également conscients des tenants et aboutissants de la publication Facebook : qu’on pense, par exemple, aux publics adolescents, qui non seulement sont peu à même de lire par le menu les conditions d’utilisation, mais maîtrisent généralement assez mal leur image publique. Plus généralement, qui ne configure pas adéquatement son compte Facebook, s’expose à rendre ses publications accessibles à tout internaute sans distinction aucune.
D’autre part, si l’usager montre sur Facebook des choses qu’il ne montrerait pas ailleurs, et qui en d’autres circonstances apparaîtraient indiscrètes, cela ne signifie pas pour autant qu’il montre tout de lui-même, sans exercer ni censure ni contrôle : bien au contraire, les identités en ligne sont souvent, pour les sujets, des constructions stratégiques, comme le défend par exemple D. Cardon (source : Cardon D., « L'identité comme stratégie relationnelle », Hermès, La Revue, vol. 53, no. 1, 2009, pp. 61-66) ; ce qui signifie qu’elles participent, chez l’usager, d’une stratégie visant à obtenir des avantages – fût-ce seulement en termes de gratifications narcissiques.
La présentation qu’on fait de soi sur Facebook, comme en toute occasion d’interaction, participe d’une mise en scène, d’une projection idéalisante élaborée de façon plus ou moins habile, mais qui ne relève en aucun cas d’une hypothétique révélation, si l’on peut dire, dans toute la nudité de son être brut – à compter qu’on puisse trouver un sens à cette dernière idée… Sur Facebook comme ailleurs, un tri continue à s’opérer entre ce que nous acceptons de montrer, et ce que nous gardons pour des cercles plus proches, voire taisons purement et simplement.
Quant à l’affirmation, enfin, selon laquelle Facebook ferait contracter à ses usagers des habitudes d’indiscrétion qui se communiqueraient aux autres sphères de la vie, il faut la considérer avec prudence, et à notre avis scepticisme : rien ne permet d’infirmer l’hypothèse selon laquelle les utilisateurs savent cadrer leurs interactions sur Facebook, c’est-à-dire partir du principe que certaines choses se font sur Facebook qu’il serait hors de question de faire ailleurs.
Ce n’est pas, en d’autres termes, parce que je m’épanche sur un réseau social, que j’en contracterais pour autant l’habitude d’exhiber ma vie privée dans le reste de mes interactions sociales. Si du reste l’on constate une tendance des usagers à se confier sur les réseaux sociaux, il est tout à fait possible de penser qu’une telle tendance correspond en vérité à une évolution de fonds de toutes nos pratiques sociales, dont nos mœurs online ne seraient pas la cause, mais une manifestation parmi d’autres : les frontières du dicible et du montrable semblent s’être déplacées parmi les dernières générations, et peut-être nos habitudes numériques ne sont-elles qu’une manifestation, parmi d’autres, de ce déplacement (source : Voir Sennett R., Les Tyrannies de l’intimité, La Couleur des Idées, Le Seuil, Paris, 1995.).
Conclusions
Facebook nous rend-il impudiques, brouille-t-il des limites bien établies entre vie privée et vie publique, voire transforme-t-il la foule de ses usagers en un public d’exhibitionnistes et de voyeuristes ?
La question reste à notre sens ouverte, mais nous aurions pour notre part tendance à répondre par la négative. Car, si lesdites tendances semblent bien se manifester sur Facebook, rien ne permet de dire :
que Facebook en soit la seule cause ;
que les usagers soient incapables de cloisonner ce qui se produit sur Facebook et ce qui se produit ailleurs (il n’y a aucune raison pour que les pratiques jugées impudiques online se transmettent aux autres aspects de notre existence) ;
que ce déplacement des normes de la pudeur ne soit pas un phénomène social global, excédant de loin ce qui se produit sur les réseaux sociaux. À quoi s’ajoute que les usagers, quoi qu’on en dise, développent sur les réseaux sociaux des identités stratégiques, c’est-à-dire construisent l’image qu’ils donnent d’eux-mêmes (en mettant en avant certaines choses, en en cachant d’autres), si bien que, loin de se livrer à un grand déballage, ils se construisent bien au contraire une effigie – pourquoi pas un masque, leur permettant de cacher certaines propriétés personnelles dont la divulgation serait à même de les fragiliser.
Mais si la question de la mise en danger de la notion de vie privée mérite d’être posée, ce n’est pas au niveau de ce qui se produit d’usager à usager : c’est bien plutôt au niveau de ce que Facebook et ses partenaires institutionnels et commerciaux font de nos données personnelles.
Car s’il nous est possible de contrôler (relativement) ce que nous montrons à nos amis ou au reste de la population des « internautes », nous ne pouvons en revanche rien cacher à Facebook de ce que nous faisons sur Facebook – voire, de ce que nous faisons en général sur le web, dès lors que nous sommes connectés à Facebook.
Et la compilation et le traitement algorithmique de nos conversations, likes et habitudes de navigation permet aux traitants de connaître des détails de notre intimité que nous ne livrons qu’à très peu de monde, voire que nous ignorons nous-mêmes. Or, de telles informations étant revendues, qui plus est dans des conditions opaques au public et à des acteurs institutionnels qui ne sont pas nécessairement bien intentionnés, nous sommes en droit de suspecter que notre vie privée est mise en danger.
Sources complémentaires
Bastard I., Cardon D. , Charbey R. , Prieur C., Cointet J.P., « Facebook, pour quoi faire ? Configurations d’activités et structures relationnelles. », Sociologie, Presses Universitaires de France, 2017, 8 (1), p. 57-82. hal-01594564
Cardon, Dominique. « L'identité comme stratégie relationnelle », Hermès, La Revue, vol. 53, n° 1, 2009, p. 61-66.
Cardon D. & Delaunay-Teterel H. (2006), « La production de soi comme technique relationnelle. Un essai de typologie des blogs par leurs publics », Réseaux, n° 138, p. 15-71.
Grossetti M. (2014), « Que font les réseaux sociaux aux réseaux sociaux ? », Réseaux, Vol. 2, n° 184-185, p. 187-209.
Hampton K., Goulet L.S., Rainie L. & Purcell K. (2011), Social Networking Sites and our Lives, Pew Internet & American Life Project.
Viswanath B., Mislove A., Cha M. & Gummadi K. (2009), On the Evolution of User Interaction in Facebook, WOSN’09, Barcelone.