Les parties « forum » de Facebook (pages dédiées, débats ouverts sur fil d’actualité, etc.) participent, quant à leur conception, de l’une des utopies constitutives des premières technologies numériques, à savoir la construction d’un espace de communication inédit où :
l’information circulerait librement,
l’information serait accessible à tous,
chacun pourrait échanger avec chacun, donner son opinion, construire son opinion par le dialogue,
chacun serait tout autant consommateur que créateur de contenu. Facebook, de même que tout forum numérique, ou que tout réseau social, constituerait un espace d’échange totalement libre et horizontal, où nul expert, nulle autorité n’aurait la prérogative de bloquer, filtrer ou créer monopolistiquement l’information.
Il serait ainsi un vecteur privilégié de la démocratisation du débat et de la prise de décision. Et, de fait, nombreux sont les médias d’information à audience large (télévision, radio) qui mobilisent régulièrement les réseaux sociaux (Twitter en particulier) comme moyen supposé privilégié de prendre l’avis du commun des mortels ou de tâter le pouls de l’opinion ; Facebook, pour sa part, passe auprès des mêmes sources pour le vecteur de mobilisation privilégié des soulèvements populaires spontanés, tels par exemple que les mouvements dits du Printemps arabe ou des Gilets jaunes.
Or ces discours, dont nous avons tenté de résumer la teneur, nous semblent assez éloignés de la vérité, et ce principalement pour deux ensembles de raisons. Premièrement, par sa conception même, et principalement par son modèle économique, Facebook nous semble peu capable d’assurer :
la circulation libre de l’information ;
sa réception réfléchie et non biaisée ;
une production qualitative et régulée de sa production.
Et deuxièmement, Facebook nous semble impuissant à corriger les mécanismes sociaux qui produisent ordinairement blocages, distorsions et récupérations de l’information. Ce sont ces deux ensembles de raisons que nous allons examiner dans ce troisième chapitre.
Par sa conception, Facebook n’offre pas les conditions d’un débat démocratique débarrassé de ses défauts ordinaires
Croire que l’information circule librement sur Facebook, c’est en effet méconnaître le fonctionnement même dudit réseau social.
Car l’essentiel de l’information qui nous parvient via Facebook nous est livrée par l’intermédiaire de notre fil d’actualité : c’est la page sur laquelle nous arrivons par défaut dès lors que nous sommes « loggés », et c’est l’outil qui nous livre la synthèse la plus digeste et la plus accessible de ce que nos contacts ont produit dans les dernières heures.
Or, le contenu de ce fil d’actualité est défini par un algorithme maison, conçu pour nous livrer préférentiellement le contenu le plus à même de nous intéresser. Ce qui signifie que ledit algorithme fonctionne comme un filtre, qui survalorise certains contenus en les mettant en haut de notre fil d’actualité, et en dévalorise d’autres en les rejetant en queue de peloton, voire en les occultant purement et simplement.
Cela étant rappelé, il est intéressant de se pencher sur le fonctionnement de l’algorithme : selon quelle logique l’information qui nous parvient via le fil d’actualité est-elle filtrée ?
Sur la base, tout simplement, des préférences que nous manifestons en utilisant Facebook : selon les contenus que nous « likons », commentons et repartageons, l’algorithme produit une hiérarchisation des contacts avec lesquels nous aimons le plus interagir, et nous montre prioritairement les posts de ces derniers. Ce qui produit un effet pervers évident.
En effet, les personnes avec lesquelles nous interagissons le plus sont en général, ou bien celles qui nous sont le plus sympathiques, ou bien celles qui partagent nos opinions, ou bien celles avec qui nous adorons polémiquer ; ce qui signifie que la logique qui nous pousse à interagir préférentiellement avec tels ou tels « contacts », n’est pas rationnelle, mais affective : nous ne choisissons pas les interlocuteurs les plus intelligents, les plus neutres ou les mieux informés, mais ceux qui suscitent nos passions.
Or, c’est en vertu de ce critère de sélection en grande partie irrationnel, que l’algorithme de Facebook vide progressivement notre fil d’actualité d’un certain contenu – contenu, donc, qui se trouve être celui qui nous plaît le moins, contredit le plus parfaitement nos opinions, ou tout simplement nous ennuie.
Est-ce une façon adéquate de se former une opinion et de se renseigner sur l’état du monde, que de suivre la seule pente où nous entraînent nos préjugés et nos affinités sélectives ? Une information a-t-elle jamais été fausse ou non pertinente de ce seul fait qu’elle nous a déplu ? Installer tout un chacun dans le confort affectif et intellectuel de ses certitudes, permet-il au débat démocratique, c’est-à-dire informé et contradictoire, d’avoir lieu ?
D’autre part, l’algorithme de Facebook fait remonter en priorité les contributions qui ont suscité beaucoup de réactions – en partant du postulat que ce qui intéresse une masse importante de personnes, a toutes chances de nous intéresser également.
Or, une expérience minimale des services Internet les plus populaires suffira à nous convaincre de ceci : ce qui fait le plus réagir, est souvent ce qui est le plus provocateur, le plus radical ou le plus racoleur, et rarement ce qui est le plus pondéré, le plus réfléchi et le mieux étayé.
À quoi s’ajoute, enfin, que le dispositif Facebook en lui-même semble avoir pour effet de désarmer notre sens critique, de nous faire oublier les précautions intellectuelles les plus élémentaires que nous devrions prendre dès lors qu’un contenu polémique se présente à nous – à savoir, se demander simplement : qui est l’auteur de ce contenu ? Quelles sont les chances pour que l’information soit vraie ? Ai-je affaire à un contenu biaisé idéologiquement ? à une tentative de manipulation ? à du contenu sensationnaliste conçu pour « générer du clic », etc.
En effet, pris dans l’élan du scrolling, installés dans ce confort visuel et pratique que crée l’interface Facebook, avides enfin de consommer du contenu, nous réagissons à ce que nous voyons de la façon la plus spontanée, c’est-à-dire la moins réflexive.
D’où un renforcement de ces biais cognitifs fréquents que sont le biais de confirmation (toute personne a spontanément tendance à tenir pour vrai ce qui confirme son opinion) et de négativité (toute personne est plus spontanément attirée par les contenus impliquant des nouvelles catastrophistes, des mises en accusation, des critiques ou des « clashs »). Et d’où surtout la capacité de Facebook a contribuer à la diffusion, et qui plus est à la diffusion accélérée, de fake news.
Facebook est impuissant à corriger certaines dynamiques sociales potentiellement préjudiciables à l’organisation du débat démocratique
L’algorithme de Facebook, bien évidemment, n’est ni la cause première, ni sans doute la cause principale des biais et détournements du débat décrits plus hauts : il n’a en fait les effets qu’on a dits que parce qu’il renforce certaines des tendances sociales les plus massives qui président à l’organisation des débats et à la structuration des opinions.
On pourrait dresser une liste très longue de ces tendances, mais nous nous limiterons à la mention et au commentaire de deux d’entre elles : la tendance des individus à s’enfermer dans certains réseaux de socialisation, et la polarisation des débats autour de leaders d’opinion charismatiques.
Tout d’abord, il n’est pas certain que nous vivions dans des sociétés où les catégories ethniques et sociales se mélangent. Nos choix de conjoint.e.s, de quartiers de résidence, d’établissements de formation, de loisirs, de réseaux professionnels et amicaux, etc., ont tendance d’une part à nous mettre en contact avec des populations qui nous sont relativement homogènes, d’autre part à orienter nos opinions, préférences et façons de voir le monde (puisque nous avons tous tendance à prendre le point de vue de nos milieux de socialisation les plus proches).
Si ce chapitre n’est pas le lieu désigné pour discuter de ces mécanismes, on peut néanmoins remarquer que Facebook non seulement ne contribue pas à corriger lesdits mécanismes, mais tend en outre à les renforcer : mon réseau d’amis est d’abord constitué de personnes fréquentées « IRL », et ensuite, ou bien d’amis d’amis, ou bien de personnes présentant les mêmes centres d’intérêt que moi, ou bien de personnes fréquentant les mêmes lieux et cercles de socialisation (ces trois critères étant rarement exclusifs les uns des autres).
Par ailleurs, qui observe les dynamiques de structuration de l’opinion, se rend compte de la chose suivante : dans toute société, si démocratique soit-elle, l’opinion des individus ne se construit que très rarement dans un affrontement direct des consciences individuelles avec l’information brute ; l’opinion se construit bien plutôt, et presque toujours, par un relais qui se place entre l’information et la conscience individuelle, et qui se trouve être en général un acteur réputé compétent sur la question dont il traite.
Or, l’un des problèmes centraux pour la construction de tout débat démocratique, est de savoir si cette réputation de compétence faite aux leaders d’opinion est fondée sur une expertise réelle, ou sur des compétences qui leur sont illusoirement prêtées par leurs publics.
Et il n’est pas certain :
que Facebook, en valorisant certains contenus, permette également à toute personne compétente de prétendre à égalité de se constituer en leader d’opinion ;
ne contribue pas bien plutôt à mettre au rang de leader des personnes contestables à tenir ce rôle ;
ne servent essentiellement de chambre d’écho à l’expression des leaders déjà installés, et disposant déjà d'une bonne visibilité médiatique.
Conclusion
L’idée selon laquelle les réseaux sociaux en général, et Facebook en particulier, seraient les instruments privilégiés d’une démocratisation du débat public, doit donc être accueillie avec beaucoup de prudence : il n’est absolument pas certain que les plateformes en question corrigent les dynamiques préjudiciables à la construction d’une opinion publique bien informée, et il apparaît même probable qu’elles renforcent certaines de ces dynamiques.
Il y a à ce phénomène supposé d’aggravation de nombreuses raisons, dont certaines ont été mentionnées dans ce chapitre, mais qui nous semblent à peu près toutes connectées à une cause fondamentale, et qui serait la suivante : Facebook, ainsi que les réseaux sociaux les plus populaires, sont fondamentalement des dispositifs commerciaux destinés à produire de la valeur pour leurs possesseurs.
Or, ils produisent d’abord cette valeur en gardant leurs usagers connectés le plus longtemps possible – afin de générer des données qui seront ensuite revendues et/ou d’exposer l’usager à un maximum de publicités. Pour maintenir cette connexion, les plateformes ont recours à des interfaces qui renforcent les biais les plus spontanés de l’usager. Tant qu’il en ira ainsi, on ne pourra sans doute pas attendre légitimement des réseaux sociaux qu’ils corrigent les dynamiques d’opinion néfastes à la construction du débat démocratique.
Sources complémentaires
D. Cardon, la Démocratie Internet, Seuil, Paris, 2010.
E. Katz et P. Lazarsfeld, Influence personnelle. Ce que les gens font des médias, Armand Colin & INA, 2008.
E. Phipps, Les réseaux sociaux : un "cinquième pouvoir" ?, Éditions universitaires européennes, Saarbrück, 2014.