Savez-vous que nous avons un “point aveugle” ? Pour le découvrir, je vous invite à réaliser une petite expérience.
Sur une feuille blanche, reproduisez le schéma ci-dessus. La croix et le rond doivent être séparés d’environ 10 centimètres.
Positionnez la feuille face à vous, à une quarantaine de centimètres, et à hauteur des yeux.
Fermez l’œil gauche et fixez avec votre œil droit la croix.
Déplacez maintenant lentement votre tête vers l’avant.
Que remarquez-vous ? Au bout d’un moment, le rond disparaît. C’est le moment où l’image du cercle passe par la zone de votre œil droit appelée la “tache aveugle”, l’endroit où s'insère le nerf optique dans votre rétine, et qui n’a donc pas de récepteurs visuels. Si vous continuez à avancer votre tête, le rond réapparaît.
Votre cerveau sait qu’il y a un rond noir, mais vous ne le voyez pas forcément. Les biais cognitifs, c’est pareil… Vous savez dorénavant qu’ils sont là, aussi présents et influents que les heuristiques, mais ni vous ni moi, ne les voyons… En d’autres termes, le seul moyen efficace de lutter contre nos biais est d'accepter leur existence, d'apprendre à les remarquer et d'adapter notre prise de décision pour la rendre plus objective.
Évaluez la confiance accordée à vos connaissances
Distinguez les différentes catégories de savoirs
Les connaissances humaines ne cessent de se développer, au fil des siècles. Pourtant, il existe encore des tas de questions qui ne trouvent pas de réponse évidente !
Imaginons que ces connaissances, acquises par l’humanité, prennent la forme d’une sphère, entourée du reste de ce qu’il reste à découvrir, mais qui n’est, pour l’instant, qu’un monde obscur. La zone de contact entre ce que nous savons et ce que nous ne savons pas, elle aussi, grandit de façon exponentielle au fur et à mesure de nos découvertes scientifiques et philosophiques.
Considérons donc 4 catégories de savoirs (par ordre de grandeur) :
Nos connaissances : ce qu’on sait.
Ce qu’on sait qu’on ne sait pas.
Ce qu’on croit savoir.
L'inconnu : ce qu’on ne sait pas qu’on ne sait pas.
On ne découvre "ce qu'on sait qu'on ne sait pas", qu'une fois que la connaissance passe de la catégorie "ce qu'on croit savoir" à "ce qu'on sait".
Utilisez le curseur de vraisemblance
Pour vous amener à questionner vos savoirs, je vous propose un nouvel outil : le curseur de vraisemblance. Cet outil nous aide à définir le niveau de certitude accordé à telle ou telle connaissance, et de fait, le niveau de preuve attendu pour infirmer ou confirmer ce savoir.
Ce curseur ne devrait jamais être à 0 % ou à 100 %, pour la simple raison que le savoir évolue, et qu’une certitude ne vaut que jusqu’à ce qu’elle soit remise en question. Camille Rozier nous en dit plus sur l'importance de nuancer :
À vous de jouer !
Positionnez votre curseur de vraisemblance concernant les affirmations suivantes :
L’eau froide gèle toujours plus vite que l’eau chaude.
Les bouteilles de plongée sont des bouteilles d’oxygène.
La lumière attire les moustiques.
Le chili con carne est un plat mexicain.
Vous avez terminé ?
Figurez-vous que ces 4 affirmations sont fausses ! Pourtant, elles semblent s’appuyer sur le bon sens ou les savoirs collectifs…
Vous sentez que pour vous convaincre, il vous manque quelque chose ? Voici quelques preuves :
L’eau froide ne gèle pas toujours plus vite que l’eau chaude
Les bouteilles de plongée ne contiennent jamais d'oxygène pur
Mobilisez des preuves
Peut-être avez-vous déjà entendu parler des “platistes”. C’est un groupe de personnes, persuadées que la terre est plate. C’est une communauté… avec ses experts (peut-être un peu orientés et “flexibles” avec la notion de réalité). Ces personnes ne sont pas victimes d’une pathologie psychiatrique quelconque. Si vous êtes sur une microscopique île isolée au milieu de l’océan, ce que vous voyez autour de vous, c’est un horizon, à 360°, totalement plat. Vos sens vous donnent une preuve évidente. Votre expérience personnelle vous dit que vous êtes sur une surface plane.
Personnellement, je suis “globuliste” (défenseur de l’hypothèse d’une terre ronde). Je n’ai jamais vu que la terre était ronde ; malgré tout, je crois savoir qu’elle est ronde.
Sur quelles preuves s’appuie une telle conviction ?
J’ai décidé de faire confiance à des personnes, des chercheurs, qui m’ont apporté des réponses. Certes, en contradiction avec mon intuition, mais étayées de preuves qui m’ont semblé suffisantes pour que j’adhère à leur théorie de la terre sphérique. Puis j’ai découvert que toutes les planètes observables dans l’univers visible étaient globalement rondes (légèrement aplaties aux pôles). Il existe donc un consensus concernant les planètes rondes… Ces nouvelles preuves viennent conforter ma croyance que notre planète est sphérique. Croyance, puisque je n’ai toujours pas vérifié par moi-même, et que mes sens me disent l’inverse. C’est devenu une connaissance : une croyance étayée de preuves qui m’ont convaincu.
La preuve sert à établir qu'une chose est vraie et à fournir un exemple probant. Mais toutes les preuves ont-elles le même poids ? Pas vraiment !
Cette pyramide de Stéphane Ponzi exprime assez clairement les différents niveaux :
Si nous devions faire une liste des niveaux de preuves de la moins qualitative à la plus qualitative, nous pourrions obtenir ceci :
L'expérience personnelle (peut être une preuve, mais avec un niveau de qualité très bas).
Les avis d’experts qui ont une grande connaissance d’un sujet particulier.
Les études scientifiques prises individuellement, pour peu qu’elles aient un “protocole” fiable.
Enfin, l’ensemble des études sur un même sujet, qui aboutissent à un consensus lorsque la majorité des chercheurs sur ce sujet sont d’accord.
Cette notion de preuve étant définie, nous allons mettre en pratique les éléments abordés dans ce chapitre, par le biais de questionnements issus du monde des affaires.
À vous de jouer : testez votre scepticisme !
Cette troisième section a pour objectif de mettre en perspective les effets des biais cognitifs dans des décisions d’entreprise. Vous tenterez de mettre en lumière les “erreurs” commises, ce qui peut sembler être des mauvais choix, tant au niveau des décisions individuelles que collectives.
Cas n° 1
R. est un brillant manager. Il a fait ses preuves dans 2 grandes entreprises étasuniennes de vente. L’une d’elles, dans les nouvelles technologies, a aujourd’hui l’une des plus grosses capitalisations boursières mondiales. Il est reconnu comme étant l’inventeur du concept de vente qui a grandement participé à la réussite de cette entreprise.
En 2011, il se fait débaucher par une autre entreprise du secteur de la vente. Il reçoit 52,7 millions de dollars lorsqu'il rejoint la chaîne de magasins, et il fait parallèlement un investissement personnel de 50 millions de dollars dans la société. Fort de ses expériences réussies, il embrasse donc la fonction de PDG avec la mission de “secouer l'image de marque du magasin et attirer de nouveaux clients”. Sa démarche, basée sur des concepts marketing reconnus, est radicale et c’est une transformation profonde du mode de commercialisation :
réduction massive des marques distributeurs pour offrir à la clientèle des marques nationales renommées ;
remplacement des caisses fixes par des employés itinérants équipés de tablette pour faciliter l’acte d’achat au plus prêt du produit qui l’a déclenché ;
remplacement des soldes et des coupons par un système de prix plus “lisibles” et surtout, “juste et équitable tous les jours” ;
repositionnement des boutiques en centre-ville (plus de 100 nouvelles boutiques pour une large présence au travers du pays) ;
campagne de licenciements massive (~20 % des salariés sont remerciés, car non essentiels au bon fonctionnement).
Le bilan est rapidement catastrophique. Au cours de l'année 2012, les ventes baissent de plus de 30 % et lorsque le conseil d’administration évince le PDG en avril 2013, il est “trop tard”, la confiance des actionnaires et surtout des clients n’est plus là. En avril 2020, n’ayant jamais réussi à redresser la situation, l’entreprise étudie la possibilité de se déclarer en faillite. Faisant face à de lourdes difficultés, les mesures de confinement liées à la pandémie de Covid-19 ont probablement condamné l'entreprise à fermer la totalité de ses 850 magasins et à licencier une grande partie de ses 95 000 employés.
Cas n° 2
Fin des années 60, deux inventeurs conçoivent un appareil permettant de détecter des nappes phréatiques. [La nappe phréatique est une nappe d'eau que l'on rencontre à faible profondeur. Elle alimente traditionnellement les puits et les sources en eau potable]. Une deuxième version restitue sur un écran la composition du sous-sol, et donc permet de déterminer l’emplacement de gisements de pétrole. Au sortir d’un premier choc pétrolier, l’entreprise Elf Aquitaine, alors publique, investira jusqu'à 150 millions d’euros (~1 milliard de francs, à l’époque) dans la recherche et le développement [R&D] d’outils profitant de l’invention. Une partie de la somme permet de créer le CRF (Centre de recherches fondamentales) avec une vingtaine de salariés, une autre partie est utilisée pour fonder la Compagnie européenne de recherche (CER), entreprise aérienne forte de :
quatre avions, dont un Boeing 707 pour des explorations de longue distance ;
douze pilotes et trente personnes au sol ;
un bateau de prospection pétrolière ultramoderne.
La R&D donne des résultats puisque, en 1976, de nouveaux tests en mer d’Iroise semblent confirmer le potentiel de l'appareil.
Un essai au-dessus de la rade de Brest fait passer le secret de l’invention d’industriel à militaire, lorsqu’un avion détecte des traces d’uranium correspondant au passage d’un sous-marin nucléaire.
Sous la menace de vendre l’idée aux US ou à des pays arabes, certains sceptiques dans l’entreprise Elf se résignent à poursuivre le projet.
Fin des années 70, la crédibilité des deux inventeurs s’effrite. La détection de pétrole en Afrique du Sud lance une campagne de forage à hauteur de ~15 millions d’€ pour Elf. Le sous-sol, basaltique [qui est constitué, au moins partiellement, de basalte, une roche éruptive basique] ne contient, de fait, aucune trace d’or noir.Ce n’est que le 24 mai 1979 que l’escroquerie est dévoilée. Les inventeurs ont l’habitude de démontrer l’efficacité de leur appareil en faisant apparaître sur l’écran un objet placé derrière un mur. C’était pourtant une preuve expérimentale suffisante pour l’ensemble des témoins de l’expérience jusqu’ici. Le physicien [JH] envoyé par le ministre de l’Industrie dispose une règle derrière le mur. L’image de celle-ci apparaît effectivement, mais JH avait pris soin au préalable de la casser. Or elle apparaît entière sur l’écran du dispositif de détection... Cela prouve que l’image était une simple photo préalablement rentrée dans l’appareil, l’un des inventeurs peignant lui-même les cartographies des supposés gisements, puis les filmant et les incorporant à son invention depuis presque 10 ans…
Analyse et conclusion
Vous avez analysé les deux situations ? Lisez notre analyse !
De nombreux biais pourront expliquer la chute de l'entreprise. L’un des principaux semble bien être le "biais du survivant". En effet, l’entreprise, en misant tout sur R., ne prend pas en compte le fait que sa réussite est probablement multifactorielle, à commencer par la cible du marché et les produits vendus par son ancienne société, en plus de ses talents de directeur, bien sûr…
Le scandale politicofinancier qu’est devenu cette affaire montre bien que rapidement (trop ?), c’est probablement l’envie d’y croire des différents décideurs et investisseurs qui a guidé nombre de décisions. Lorsqu’il fut trop tard et que la plupart d’entre eux se furent laissés piéger dans leurs mensonges (ce qu’on appelle l’escalade d’engagement), un des promoteurs opte pour un “tout ou rien” qui a permis, après presque 10 ans d’escroquerie, de stopper l'hémorragie.
En résumé
Dans ce chapitre, nous nous sommes focalisés sur les éléments suivants :
À quel point pouvons-nous faire confiance à nos connaissances ?
Comment utiliser le curseur de vraisemblance pour activer à bon escient son esprit critique ?
Comment utiliser la notion de niveaux de preuves pour agir sur le curseur de vraisemblance ?
Comment mettre en pratique vos capacités d’analyse lors d’une situation professionnelle ?
La formule attribuée (peut-être par erreur) à Sénèque : “Errare humanum est, perseverare diabolicum” nous dit bien que l’humain se trompe, mais apprend de ses erreurs. Encore faut-il qu’il soit prêt à se remettre en question… Mais si tout le monde se trompe, à qui ou à quoi pouvons-nous faire confiance ? Le prochain chapitre nous éclaire sur cette question...